Marie Gautheron, historienne de l’art, spécialiste de l’étude des déserts, dé rit l’évolution de ce que concept à travers les âges. Nous lui avons demandé de le faire en vue de préparer La Grande Lessive® « Avec ou sans eau » du 19 octobre 2023 pour connaître notre histoire afin de diversifier les représentations en sachant un peu mieux sur quoi elles reposent.

Brève histoire de nos images du désert : le désert n’est pas vide !

Gustave Guillaumet, Le sahara ou le désert, 1867,
huile sur toile, 110 x 200 cm, Musée d’Orsay, DR

Qu’est-ce que le désert ?

« Désert » : si je prononce ce mot aujourd’hui, je me représente un immense territoire sans eau, une vaste étendue de sable peut-être – un espace illimité et vide – un lieu désert. Or cette image est à la fois récente, et relative, car construite par notre histoire, notre culture.

Elle est récente car hier encore, le mot « désert » désignait tout espace inhabité, inaccessible, quel que soit son aspect physique. Au 19è siècle, Tocqueville parle ainsi de « désert » indifféremment pour évoquer la forêt primaire américaine, et le Sahara de l’émir Abd el-Kader : le « désert » alors n’est pas encore un paysage spécifique. Du reste en Europe, il ne devient notion géographique qu’au tournant du siècle, lorsqu’émerge le critère d’aridité qui permet de le définir, et de le distinguer d’environnements plus arrosés comme la steppe par exemple. Alors seulement, le « désert » (et ses équivalents, dans les langues occidentales) commence à être pensé comme ce pays sans eau parfois ponctué d’oasis, où l’irrigation est indispensable à la culture.
Elle n’est pas universelle, car pour les peuples qui vivent dans ces terres que nous nommons « déserts » – de Gobi, du Karakoum ou du Taklamakan aux pays du Hoggar, du Kalahari, de l’Atacama ou de Tanami en Australie – le désert n’est pas vide, mais habité, parcouru, agi, transformé par des formes de vie, des cultures, des langues multiples. En arabe par exemple, le terme badiyya, traduit généralement par « désert », signifie l’espace et le mode de vie propre aux cultures nomades – la bédouinité. Dans les langues sémitiques comme en tamachek (la langue des Touaregs) ou dans bien d’autres cultures, il existe quantité de mots pour dire les différents types de déserts. Car ces déserts ne sont pas ce plat pays uniforme et vide, cette mer de sable que se sont longtemps figuré les peuples des pays tempérés, faute d’y avoir mis les pieds, mais des pays infiniment variés.
Je vous propose d’évoquer ici quelques épisodes d’une longue histoire : celle de l’image de ce que nous nommons, de ce côté-ci du monde, « désert ».

Il n’y a quasiment pas de déserts arides en Occident : notre image du désert s’est donc d’abord façonnée in absentia, adossée à une culture née dans les déserts du proche Orient, puis dans le cadre de l’exploration et de la domination de vastes pays arides par les puissances coloniales – singulièrement l’Hexagone, qui s’est approprié l’un des plus grands déserts du monde. Au contact aussi d’autres images du désert, comme celle de wilderness, cette notion devenue valeur fondamentale de la culture américaine, dont il n’existe pas d’équivalent dans notre langue. Intimement liés à la Bible, à la culture gréco-latine, et depuis quelques siècles, au contact avec le monde arabo-musulman, nos mots pour dire le désert ne sont qu’un fragment d’un lexique planétaire.

Dans l’hébreu de la Bible, le désert est le lieu où Dieu se manifeste, comme au Sinaï, et où il éprouve son peuple. Ce n’est pourtant aucunement une abstraction : midbar (du radical DBR, mener paître), c’est l’espace de parcours des pasteurs, avec ses maigres et éphémères pâturages ; dans l’Exode, une terre maudite d’errance et de mort. Il y a aussi chemama (de cham, là-bas), terre de désolation, sans hommes et sans Dieu, ou encore tohu wa bhohu – néant-désert-solitude (tohu) et vide (bohu). Le désert des Hébreux, comme plus tard, celui de la chrétienté, est un espace paradoxal, à la fois physique, social et spirituel, de souffrance et de révélation, de vie et de mort.
Au début du christianisme, des ermites et des communautés s’établissent dans les déserts d’Orient, les eremia des Grecs, les desertae solitudines des Latins. Des « athlètes du Christ » se retirent dans l’espace sacralisé du désert – ana-chorèse – pour fuir le monde profane et faire pénitence dans l’ascèse, lutter contre les démons et jouir d’une parfaite tranquillité d’âme, l’hésychia. « En ce temps-là, le désert était peuplé d’anachorètes » écrivait Anatole France : paradoxalement, le désert chrétien d’Orient est un peuple de Solitaires, et le locus horribilis du désert oriental, avec ses montagnes et ses grottes, ses lions et ses serpents, un nouvel Eden, une Thébaïde.
D’Égypte en Syrie, l’environnement naturel des mondes habités est souvent un vaste pays aride : désert physique et retraite spirituelle y occupent un même espace. Lorsqu’il migre en Occident avec les religieux voyageurs et les écrits des Pères du désert, au tout début du 5è siècle, l’idéal ascétique oriental se cherche des équivalents à ces terres désolées, pour y implanter ses ermitages, ses communautés : de Méditerranée jusqu’en Irlande, les premiers « déserts » d’Occident sont d’abord les îles, sauvages et difficiles d’accès ; et très vite, les forêts impénétrables, propices elles aussi à la retraite et l’isolement. Séjour de l’ermite et des exclus, espace initiatique par excellence, le désert médiéval, c’est la forêt.

Mérigot fils (gravures), Promenade ou itinéraire des jardins d’Ermenonville,
Paris, 1783 (réédition 1788), gravure n° 19 : Désert : monument des anciennes amours.

Ce désert-forêt traversera les siècles, jusqu’au désert d’Ermenonville au 18è, ou celui de Fontainebleau au 19è. À l’époque médiévale, desertus signifie sauvage, abandonné. Empire de la déréliction, le desert est vastus – mot dont le radical indo-européen signifie manque, vide ; vaster ou gaster, c’est ravager : notion que nous entendons aujourd’hui encore dans les mots anglais et allemands pour dire le désert – Waste land, Wüste.

Mer de sable (les sables du Cul-du-Chien) Fontainebleau, Photographe inconnu, DR.

Découvertes de déserts habités

Mais dès l’Antiquité tardive, s’accomplit un mouvement symétrique, de plus en plus ample au fil des siècles : d’autres voyageurs – pèlerins, soldats, savants, artistes ou rêveurs, découvrent l’Orient et ses pays de la soif. Ils en rapportent des récits de déserts vécus, et bientôt des paysages pittoresques ou sublimes : le désert alors, s’essentialise parfois en Désert majuscule – il devient le lieu où souffle l’Esprit. À partir du 18è, ces nouvelles images métamorphosent l’antique locus horribilis du désert, au moment même où dans la verte Europe, les déserts-affreux – sombres forêts, abîmes et âpres sommets deviennent de beaux déserts. Alors, l’image du désert médiéval ne s’efface pas – elle se combine à celle, de plus en plus séduisante, d’un espace viatique profane.
Bientôt, ce sont tous les déserts du monde qui sont visités, dépeints, racontés – et souvent colonisés. D’un bout de l’Europe à l’autre, c’est à travers des contacts multiples, et pas seulement dans le cadre du voyage en Orient que s’invente notre image moderne du désert, c’est-à-dire l’esthétisation des vastes pays arides, hier encore jugés affreux.

Avec l’Expédition de Bonaparte en Égypte, puis la conquête et la domination sanglante de l’Algérie qui fait du Sahara la frontière de la France, sur le littoral de l’océan des sables, on découvre que la terra nullius du désert n’est pas vide, mais riche de populations, de cultures, de paysages, de parcours et de cités. Découverte qui s’incarne dans une guerre sans fin (la « pacification » du désert), la construction de savoirs multiples, et la production intensive d’images de toutes sortes ; autant de faits participant de ces métamorphoses du vide qui travaillent aujourd’hui le regard européen.
De l’empire du vide fantasmé par une ignorance millénaire, ces nouvelles images font alors un espace cinétique, agonistique ; un territoire polymorphe, redoutablement habité ; une terre vaste – dévastée, entre résistances et déréliction. Bientôt, sur ses rives sahariennes, la domination coloniale offre à la Métropole un désert de proximité où jouir du soleil et des dunes, rêver du Sud, d’altérité, et d’un Désert inspiré. Nombre de stéréotypes naissent alors dans les déserts d’Afrique : ils n’ont pas fini aujourd’hui de nous émouvoir.

Marie Gautheron