Donald Judd, Installation, Marpha, Texas, 1972, DR

Après avoir défini ce qui était entendu par « désert » au fil des époques, l’historienne de l’art Marie Gautheron, spécialiste de cette question, a accepté d’ébaucher les contours de la présence des déserts dans les œuvres contemporaines, sans épuiser l’infinité des pistes possibles. Lors de la préparation de La Grande Lessive®, représenter un désert aride vient rapidement à l’esprit afin d’opposer « sans eau » à « eau ». Pour notre plus grand intérêt, Marie Gautheron découvre pourtant bien d’autres pistes. Nous l’en remercions.

État des lieux

Aujourd’hui, les déserts dont la presse régulièrement nous entretient, ce sont d’abord des zones d’exploitation intensive, d’essais nucléaires, de guerre, de misère ; terres en cours de désertification, d’élevage exsangue et d’urbanisation galopante ; où se construisent aussi les plus invraisemblables empires économiques, émirats arabes ou mégalopoles de Californie. Déshérence des sociétés nomades, trafics, migrations, terrorisme… sur les terres arides d’Afrique, d’Amérique ou d’Australie, des populations ont été et sont sédentarisées, refoulées, massacrées, acculturées.

J. Dresch, Géographie des régions arides, 1982 https://excerpts.numilog.com/books/9782705957964.pdf
« Le désert », Traverses 19, CNAC Georges Pompidou-CICC 1980 ; Y. Lacoste, Paysages politiques (essai 1990)
J. Ginat, A.-M. Khazanov, Changing nomads in a changing world, 1998 ; « Sahara en mouvement », L’année du Maghreb VII, 2011 , http://journals.openedition.org/anneemaghreb/1203
P. Rognon, chap. sur la désertification in Le livre des déserts (dir. B. Doucey 2006)
Informations scientifiques et techniques sur les zones arides [archive]
B. Glowczewski, 2019, https://lundi.am/LE-DESERT-EN-EVEIL-de-Barbara-Glowczewski

Déréliction

La déréliction est l’état de la personne qui se sent seule et privée de tout secours. Au fil d’un 20è siècle marqué par la plus extrême barbarie, la déréliction constitutive du désert habite plus que jamais notre imaginaire : une fois brisée notre relation au monde – mondes détruits, ou en voie de destruction, le désert-paysage construit aux 18è et 19è siècles a rétréci, enfermé dans quelques stéréotypes, et le désert-déréliction s’est étendu. C’est un espace de désorientation et d’errance, un monde sans les hommes – chaos d’une impossible relation à l’autre, monde déserté, comme ces rues de la périphérie de Rome, dans les sidérantes dernières minutes de L’éclipse d’Antonioni, qui ont cessé d’accueillir les amants et continuent à vivre leur vie matérielle, une fois éclipsée la vaine tentative de créer du lien.

Antonioni, Deserto rosso (film 1964) ; P. Watkins, Punishment Park (film, 1971) ; Tarkovski, Stalker (film 1979) ; Wim Wenders, Paris-Texas (film 1984) ; Percy Adlon Bagdad Café (film 1987) ; Mohammed Dib, Le désert sans détour (roman 1992) ; R. Depardon, Errance (photographie, essai 2004) ;

Rémanences spirituelles et mythographies coloniales

Le désert de la tradition judéo-chrétienne n’a pas définitivement abandonné la scène de la création moderne et contemporaine. Mais les « voix qui crient dans le désert » interrogent désormais un monde déserté par la transcendance, le vide laissé par la mort de Dieu.
Les empires coloniaux avaient promu un nouvel objet de désir, l’infini désert de sable, volontiers essentialisé. Aujourd’hui, les mythographies coloniales sont parfois revues et corrigées par une lecture décolonisée de l’histoire, mais leur lancinant sampling entretient souvent aussi un imaginaire stérile, des clichés valorisés économiquement, qui font peu de cas des pays réels et des peuples qui y vivent : ils alimentent le tourisme, la publicité, et une production culturelle prospères.

Rémanences : T.S. Eliot, The Vaste Land (poème 1922) ; A. Camus, Le désert in Noces (essai 1938) ; Cécil BdeMille, Les 10 commandements (film, 1956) ; L. Bunuel, Simon du désert (film 1956) ; P.-P. Pasolini, Théorème (film, livre, 1968) ; Bill Viola, Déserts (vidéo sur la musique d’E. Varèse 1994) ;
Mythographies coloniales : John Ford, La prisonnière du désert (film, 1956); David Lean, Lawrence d’Arabie (film, 1962) ; Hugo Pratt, Scorpions du désert (BD, série) ; Louis Gardel (roman 1980), Alain Corneau (film 1984), Fort Saganne ; Paul Bowles (roman 1949), Bertolucci (film 1990), Un thé au Sahara ; Diego Brosset (roman 1985), Raymond Depardon (film 2002), Un homme sans l’Occident.

Hugo Pratt, Scorpion du désert, 1977, Casterman, DR

Un espace physique, social, politique

De plus en plus cependant, se mêlent à nos lieux communs si réducteurs, de nouvelles représentations collectives : des artistes aborigènes d’Australie au cinéma africain ou sud-américain, des témoignages et des créations donnent à voir et entendre les peuples des déserts, leurs terres, leurs mythes et leur histoire. Des savoirs positifs, sciences de la terre ou sciences humaines, sont de plus en plus vulgarisés. Sur les pistes des déserts, des historiens et des géographes, des anthropologues – des voyageurs et des poètes, des photographes et des cinéastes, au regard informé par une pratique des lieux et des sociétés, font du parcours des pays arides un terrain d’enquête – une éthique, un combat politique parfois ; chemin faisant, ils réinventent les hôtes et les écoumènes, et font reculer les clichés.

Histoire, légendes et mythographies : Mahmoud Darwich (œuvre poétique intégrale) ; Mohammed Lakhdar-Hamina, Chronique des années de braise (film 1975) ; Nacer Khemir, Les baliseurs du désert (film 1986) ; Souleyman Cissé, Yeelen (film 1987) ; Ibrahim Al-Koni, Les Mages (roman, 2006) ; Albert Memmi, Le Désert (roman 1977) ; Hawad, Chants de la soif et de l’égarement (poèmes, 1977) ; Tahar Djaout, L’invention du désert (roman 1987) ; J.-M.-G. Le Clézio, Désert (roman 1980) ; J. et J.-M.-G. Le Clézio, Gens des nuages (essai illustré 1997) ; Mohammed Altrad, Badawi (roman 1994) ; Tareq Teguia, Inland (film, 2009) H. Ferhani, 143 rue du désert (film 2019) Parcourir, comprendre, lutter, créer : Bruce Chatwin, En Patagonie (essai 1977), Le chant des pistes (essai 1987) ; Théodore Monod, œuvre littéraire intégrale ; Eduard Abbey, Désert solitaire (essai, 1992) ; Raymond Depardon, Le désert allers-retours (essai illustré, 2014) ; Barbara Glowczewski, Rêves en colère avec les Aborigènes australiens (essai 2004) ; Bruno Hadjih (œuvre photographique intégrale)

Une icône de la (post)-modernité

Nos déserts d’aujourd’hui sont redevables aussi à d’immobiles inventeurs de déserts, et de notions pour les penser : pas plus que Gracq, Deleuze ou Blanchot ne les ont parcourus ; nés d’échanges, et d’une fréquentation intime de paysages, de textes et d’images, leurs déserts fertilisent nos paysages mentaux.
Les modernes inventeurs de déserts évoquent souvent « le » désert, plutôt que tel ou tel lieu inscrit sur une carte : à l’arrière-plan de leurs images, se profile parfois le Désert de l’héritage romantique. Métaphores de l’absence, du silence ou de l’abstraction, ces déserts singuliers sont devenus des territoires du vide, objets de constructions théoriques, moteurs de créations artistiques. Quant aux avant-gardes et à la création contemporaine, ils ont fait du désert une icône de la post-modernité, avec ses déceptions, ses désorientations – ses utopies, ses hétérotopies aussi.

A.de Saint-Exupéry, Terre des Hommes (roman 1939) ; D. Buzzati, Le Désert des Tartares (roman 1940) ; J. Gracq, Le Rivage des Syrtes (roman, 1951) ; Edgar Varèse, Déserts (œuvre musicale mixte, 1954) ; M. Blanchot, L’attente, l’oubli (essai 1962) ; Abe Kôbô, La femme des sables (film 1964 d’ap. le roman d’H. Teshigara) ; F. Herbert, Dune (roman 1965) ; Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux (essai, 1980) ; Don Delillo, Les Noms (roman, 1982) Point Omega (roman, 2010) ; J. Giraud (Moebius) 40 jours dans le désert B, une stratégie de la démence (dessins, 1999) ; M. Gautheron, Aligned with Nazca, une expérience au désert de Robert Morris (essai 2008) https://www.yumpu.com/fr/document/read/17381866/mgautheron-sur-un-texte-de-robert-morris

Le désert comme œuvre d’art

Bien sûr, désert mental ou fantasmé cohabitent le plus souvent avec la pratique de déserts bien réels ; le désert d’Edmond Jabès ne va pas sans ses marches aux abords du Caire, celui de Lorand Gaspar, sans ses randonnées en Judée : leurs déserts singuliers-pluriels comptent parmi les sommets de la littérature du désert au 20è siècle. Le rêve de déserts fait aussi parfois, de déserts réels, des œuvres d’art : de M. Heizer à N. Holt, R. Smithson, R. Morris ou J. Turrell, la naissance du Land art dans les déserts de l’Ouest à la fin des années 1960 par exemple, puis sa diffusion planétaire sont à ce titre aussi significatives que la valorisation cinématographique des déserts américains dans le western.

Edmond Jabès, Lorand Gaspar (œuvre poétique intégrale) ; R. Smithson, A Tour of the Monuments of Passaic (essai 1967). Donald Judd, site de Marfa (centre d’art, installations, 1972 -) ; Gilles Tiberghien, Land art (essai 1993) ; F. Alÿs, A Story of Deception (installations, vidéos, catalogue MOMA 2011) ; Barbara Glowczewski, J. de Largy Healy, Pistes de rêves, voyage en terre aborigène (essai illustré, 2004)