Qu’est-ce qu’une piste ?

 

Une piste permet de passer de l’inaction à l’action, de l’absence de pratique à l’amorce d’une démarche artistique. Elle offre un support à la réflexion, oriente des recherches. Si les réalisations conçues pour la prochaine « Grande Lessive » venaient à se ressembler au sein d’un même collectif, si les références artistiques conduisaient – non pas à découvrir sa propre manière de faire – mais à imiter plus ou moins maladroitement une oeuvre ou un artiste, cet état de fait serait inverse à celui attendu ici.

En effet, entre anticipation et évaluation, les pistes aident à définir une approche singulière. Elles ne sont ni des modèles à suivre tels quels ni à prescrire. Réservées à un usage personnel, ces pistes sont régies par la propriété intellectuelle. Toute diffusion sur tout type de support (site, document de stage, etc.) doit faire l’objet d’une convention avec l’association La Grande Lessive® et d’une rétribution.

Une méthode ?

 

La démarche créative débute par le questionnement de l’invitation. Quels mots ? Quelle expression ? Quelles significations pour les plus jeunes ou des adultes ? Cette invitation change à chaque « Grande Lessive » afin d’investir différents registres et problématiques des arts plastiques. De la diversité des voies investies dans le respect de la proposition initiale naissent la coopération, le partage de connaissances et de compétences, de même que la portée sociale et artistique de cette entreprise collective.

 

Un projet coopératif ?

 

Il s’agit de concevoir, un même jour tout autour de la Terre, une installation artistique éphémère au moyen de fils, de pinces et de réalisations de format A4 conçues à partir d’une invitation commune. Cette installation se réalise en extérieur. Son agencement demande d’envisager l’invitation du moment, les contraintes météorologiques, techniques et de sécurité, l’intervention et le déplacement de, personnes, etc. Comme chaque réalisation individuelle contribue à une oeuvre collective issue de la coopération, le respect de l’invitation initiale est primordial. C’est pourquoi les pistes ne reformulent pas, mais la questionne.

Jim Denevan, Angle of Repose, Desert X AlUla 2022. Photo Lance Gerberre. DR 

« Avec ou sans eau ? » est la question posée en vue de l’installation éphémère de La Grande Lessive® dont le dispositif emprunte à l’étendage le fil tendu en plein-air et les pinces à linge en bois. De la sorte, les réalisations de format A4 se retrouvent suspendues à la manière d’effets vestimentaires mis à sécher. La durée l’exposition du linge dépend de l’évaporation de l’eau qui varie en fonction de la météo. Commencé avec des vêtements imbibés d’eau, l’étendage cesse, grâce à l’action du soleil et du vent, dès la disparation de l’humidité. Pour des réalisations plastiques (dessins, peintures, images numériques, etc.), qu’il pleuve ou qu’il vente, l’exposition commence avec le jour et prend fin avec la nuit.

Pluie, vaporisation, arrosage…

La pluie, si souvent redoutée lors de « Grandes lessives » se confirme une alliée créative lors d’un étendage « avec ou sans eau ? ». En effet, par temps sec, l’apparence des réalisations ne change pas, quand l’averse la métamorphose. À ce moment-là, les aléas atmosphériques interviennent dans le processus créatif. Et, dès l’instant où cette intervention est attendue, ou mieux espérée, les réalisations subissent pas de dommages, mais vivent !

À la place d’un vernissage, pourquoi ne pas organiser un « arrosage » qui prendra la forme d’une performance ? Les réalisations peintes à la gouache seront conçues en vue de subir un ultime traitement plastique au moyen d’un jet projeté par un tuyau d’arrosage, un arroseur automatique ou autre pulvérisateur à main installé au-dessus d’une pelouse pour que l’eau utilisée l’alimente.

La vaporisation présente un intérêt particulier pour tester différents états de l’eau. Elle devient le nuage ou la nuée qui la transporte. Diffusée à très petite dose, les effets du liquide sur la peinture sont moins rapides, mais pourtant aussi puissants que la dilution de la gouache obtenue en plongeant un support recouvert de pâte dans une bassine tel du linge à laver. Les deux méthodes peuvent être essayées et d’autres inventées, avec ou sans étuve, pour tester par exemple la vapeur.

Supposer protéger des réalisations en les insérant dans des pochettes plastiques à œillets amenuise la dimension artistique de La Grande Lessive®. L’enveloppe empêche l’eau de s’infiltrer et de modifier l’état de la réalisation, mais la pochette évoque trop les pratiques de l’école pour ne pas endommager tout élan artistique. De plus, le plastique pollue… « Avec ou sans eau ? » offre l’occasion de suspendre une réalisation aux yeux et au su de toutes et de tous, sans protection de ce type.

Dans l’intention d’explorer les effets de l’eau et de son absence sur la peinture, pourquoi ne pas recouvrir une partie des surfaces de ruban adhésif écologique avant de soumettre les autres à une pluie fine ou à un nettoyage à l’éponge pour diversifier les effets ? Pourquoi ne pas peindre en pleine pâte, sans adjonction d’eau, avant d’attendre que l’épaisse couche colorée se craquelle en séchant sous le souffle d’un sèche-cheveu ou du vent ? Comme aux premiers temps de l’humanité, de la terre appliquée à la main à même un support peut remplacer la peinture.

Autre expérience : comment se comporte une feuille de papier couverte de peinture et gorgée d’eau dans un congélateur ? Photographier les différentes étapes du trempage du support à sa décongélation, en passant par son aspect figé dans la glace, compose une piste de travail parmi d’autres afin de prendre en compte tous les états de l’eau : liquide, gazeux, solide. L’étude des conséquences de phénomènes très divers est, en effet, propice à la créativité et à la réflexion ; le choix de médias différents pour le faire (croquis, peinture, images numériques, etc.) aussi.

Noël Dolla 1945, Nymphéas post déluge II, installation de 500 parapluies de dimensions variables, 2019, Jardin des Tuileries, Ceysson et Bénétière, DR. « Tout est submergé, à la surface des eaux encore troubles, il ne reste que le regard inventif d’êtres libres, des hommes sans Dieu, des humains trop humains » Noël Dolla.

Des verbes pour expérimenter

Les mots aident à trouver des idées. Nous avons glané quelques-uns pour amorcer vos recherches. Vous pouvez vous en saisir ou en trouver d’autres avec le projet de leur donner corps dans des pratiques plastiques (dessin, peinture, collage, photographie, performance, installation, etc.) : éclabousser, humecter, baigner, éponger, essuyer, laver, délaver, blanchir, décrasser, nettoyer, doucher, toiletter, baigner, débarbouiller, abluer, ablution, arroser, étuver, bassiner, frotter, savonner, rincer, décrotter, dégraisser, détacher, imbiber, inonder, éclabousser, irriguer, humecter…Sécher, dessécher, assécher, mettre à sec, tarir, vider, déshydrater, étuver, faner, flétrir, racornir, essuyer, éponger, essorer, étancher…

Attention, sécher, c’est aussi être absent ou échouer… Derrière chaque mot s’en cachent d’autres qui éveillent de nouvelles images… Ainsi, avant la fin du XIXe siècle, le mot « désert » ne s’appliquait pas qu’aux étendues arides, mais aussi aux forêts ! Les possibilités de représentation sont infinies. Par conséquent, des choix s’imposent comme autant de bifurcations en direction de réalisations singulières.

Combien de mots en relation avec l’eau façonnent notre quotidien pour vivre dans notre appartement ou notre maison ? Quels vêtements et accessoires nous y rattachent ? En l’absence d’eau que deviendraient les gouttières et autres gargouilles, les robinets, les salles de bain, les imperméables, les bottes, les parapluies, etc. ? Quels aménagements deviendraient inutiles dans les villes et les campagnes : les ponts, les aqueducs, les ports, les canaux, les égouts, etc. À quoi ressemblerait notre vie sans se laver, boire, s’abriter de la pluie, rêver en regardant les nuages, cultiver, naviguer, etc. ?

Et, si l’eau montait, que ferions-nous ? Les portes te les fenêtres seraient-elles une aubaine ou un danger ? Où habiterions-nous et comment ? Comment nous déplacerions-nous ? Comment cultiverions-nous des plantes ? Que deviendraient les animaux ? Mettons des images sur des hypothèses. Racontons la vie à venir… ou ce qui restera de celle que nous connaissons, avec ou sans eau.

De l’idée reçue à l’invention

Léonard de Vinci, Carnet Manuscrit H, 1487-1508 environ, Institut de France, Paris
https://www.bibliotheque-institutdefrance.fr/content/les-carnets-de-leonard-de-vinci

L’eau n’est pas bleue, mais incolore et transparente. Selon les régions, les conceptions du monde et les époques, des couleurs lui sont pourtant attribuées : le vert, le bleu… Pourquoi ne pas observer les variations de couleur d’eaux présentes dans notre environnement et recenser leurs teintes et leurs qualités (opaque, translucide, trouble…) ? Pourquoi ne pas en faire des tableaux ? Pourquoi ne pas partir d’une même eau transparente et incolore pour la charger d’une ou de plusieurs couleurs et photographier ses variations ?

À tout âge, la recherche de représentations ou d’évocations d’eau dans des œuvres (plastiques musicales, cinématographiques, etc.) et dans la signalétique utilisée aujourd’hui forme le regard et aiguise l’imagination. Ce voyage à travers les signes inventés par des êtres humains pour rendre l’eau présente quand elle ne l’est pas, permet de développer de nouvelles connaissances et de diversifier les représentations. Le projet est de se dégager de modèles tout faits et impensés.

Ainsi, l’absence d’eau n’implique pas de représenter une étendue de sable fin sous un soleil de plomb ! Il existe des déserts froids ou chauds, rocailleux ou non. Le désir de connaître la réalité du monde explique en grande part les voyages entrepris par les artistes de toutes époques. En effet, plus ses contours et ses aspérités sont connues, plus, en créant, il est possible de les représenter, de les interroger ou d’imaginer d’autres possibles. De ce fait, pour créer, l’histoire et la géographie, et tout autre domaine de la connaissance, présentent un intérêt. Les études des remous de l’eau de Léonard de Vinci le confirment.

Dans un premier temps, si des réalisations se ressemblent (eau bleue, désert de sable jaune), une seconde étape doit être initiée, avant peut-être d’être suivies de plusieurs autres ! Une seule réalisation par personne sera suspendue au fil de La Grande Lessive®. Toutefois, la démarche de création nécessite des recherches. Impossible de croire à l’illumination et au geste assuré qui fait trouver du premier coup, d’autant que le projet consiste à réaliser une version singulière de la question « Avec ou sans eau ? ». Pourquoi ne pas organiser un atelier afin de multiplier les hypothèses en affichant, au fur et à mesure, sur un fil celles imaginées par des personnes de toutes générations et en leur proposant d’en concevoir de nouvelles distinctes des précédentes ? En fonction des pistes ouvertes (avec eau/sans eau, problèmes/ solutions, réalité/fiction, etc.), pourquoi ne pas les présenter et les exposer à la manière de cours d’eau pour donner à lire les choix effectués et susciter de nouvelles idées ? Le jour de La Grande Lessive®, l’installation des étendages pourrait d’ailleurs reprendre ce principe.

De la réalité à la réalité virtuelle

La réalité virtuelle entre désormais dans nombre de créations contemporaines : vidéos, installations, performances… Sur un fil d’étendage, cette nouvelle voie, fascinante aux dérives redoutables et redoutées, ne dispose pas des mêmes moyens que ceux obtenus par quelques artistes connus pour réaliser leur projet. Nous le savons. Cependant, certaines démarches aident à envisager une alternative aux pratiques traditionnelles du dessin et de la peinture, ou d’en imaginer des versions abordées sous ce jour nouveau. Nous signalons ici des applications et des sites conçus par des artistes pour offrir un avant-goût de l’incidence de la réalité virtuelle sur les créations artistiques. S’informer des mutations de l’image devient un impératif à une époque où les fausses nouvelles, avatars et autres sont en capacité de manipuler des populations et de retourner des têtes.

Olafur Eliasson, Weather Projet, 2003, Tate Modern Londres. DR

En 2003, le plasticien danois Olafur Eliasson a exposé son Weather Project dans le Turbine Hall de la Tate Modern à Londres. Composée d’un grand soleil jaune, l’installation éclairait la pièce et les visiteurs. Au-delà de l’expérience sensorielle, Weather Project reproduit le soleil, un élément naturel connu de tous, pour rapprocher l’homme de la nature. Les visiteurs prennent ou non le temps de le contempler, de méditer et peut-être de se remémorer des souvenirs liés à l’astre. Une application intitulée Wunderkammer (cabinet de curiosités) a été conçue par Olafur Eliasson avec le projet de reconnecter les utilisateurs à la nature. Aux dires de l’artiste, elle permet de reproduire chez soi les effets naturels d’une aurore boréale ou d’un nuage grâce à la réalité augmentée. Pour faire l’expérience de Wunderkammer, le téléchargement de l’application Acute Art est nécessaire :  https://acuteart.com/artist/

De la prise de conscience à l’engagement

Un petit exercice simple permet d’estimer les conséquences de l’absence d’eau. Nous vous proposons de dessiner le plan de votre appartement et de votre maison, avant de supprimer toutes les pièces, le mobilier et les accessoires devenus inutilisables en raison du manque d’eau.

Un exercice équivalent s’applique cette fois à la montée des eaux. À partir du dessin de l’élévation, c’est-à-dire de la représentation graphique de votre appartement ou de votre maison en hauteur à partir du sol, nous vous invitons à faire monter progressivement le niveau de l’eau : juste les fondations dans l’eau, de l’eau à mi-hauteur, de l’eau submergeant l’intégralité de la construction.

Banksy, I don’t believe in global warming, 2008, Londres. DR

 

Connu pour ses œuvres qui se jouent du marché de l’art, Banksy est également réputé pour être un artiste militant qui sensibilise, entre autres, aux conséquences du réchauffement climatique. Il a graffé, en 2008, en lettres capitales rouges : « I don’t believe in global warming », sur un mur du Regent’s Canal à Londres. Cette œuvre à demie submergée par l’eau est la réponse de l’artiste de rue au sommet des Nations Unies sur le climat à Copenhague où des pays (États-Unis, Chine, Brésil, etc.) ne se sont pas engagés à prendre des mesures pour lutter contre le réchauffement climatique.

Marina Abramović, Underwater scanning for Rising, 2017, Courtesy of Acute Art

Marina Abramović Underwater scanning for Rising, 2017.

Un jeu vidéo où il fallait sauver des bébés d’un orphelinat en flammes a marqué l’artiste Marina Abramović : « Quand on fait quelque chose de positif, on est fier de soi. » L’artiste tente de susciter ce sentiment dans Underwater scanning for Rising, performance réalisée en 2017. Au centre d’un paysage polaire en plein effondrement, elle s’enferme à l’intérieur d’une cage de verre. Dans ce réservoir, l’eau qui monte menace de noyer l’artiste. D’un geste, elle vous invite à approcher, vous avancez et l’eau monte à vos chevilles. À vous de décider : soit vous vous engagez à prendre soin de la planète et le niveau s’abaisse ; soit vous ne faites rien et elle se noie, et la planète aussi ! Réalisée en réalité virtuelle, cette performance est pour la première fois le fait d’un avatar de l’artiste. Conçu par Acute, cet avatar très réaliste a enregistré au plus près les expressions de Marina Abramović.

Intriguée par la façon dont la conscience du public peut être affectée par une telle expérience, avec l’application Rising, l’artiste offre, en 2018, l’occasion de faire preuve d’empathie et de répondre aux besoins d’autres personnes touchées par cette crise. Chaque utilisateur est confronté à des propositions d’actions quotidiennes permettant de prendre soin de l’environnement.

La performance : autre modalité de la création

La performance est un événement. C’est ce qui arrive dans un lieu, un temps et des conditions définis par une personne ayant l’intention d’inscrire cette action dans le champ artistique. La Grande Lessive®, en tant qu’installation artistique éphémère faite le même jour, avec un même dispositif, dans des milliers de lieux, en est l’une des formes. Cependant, si elle n’est ni filmée ni photographiée, le plus souvent, la performance ne laisse pas de traces pour les personnes absentes du direct.
La Grande Lessive® « Avec ou sans eau ? » permet d’associer des images qui seront suspendues aux fils tendus à travers places et rues le 19 octobre prochain à des performances réalisées auparavant ou le jour même.

La performance de l’artiste Andy Goldsworthy, connu pour ses interventions dans l’environnement, réalisée en 1988 ouvre une piste. L’empreinte d’un corps sur le sol évoque, à la fois, sa présence et sa disparition. La position allongée sur le sol rappelle le tracé du corps de victimes de violences individuelles ou collectives (bombe atomique, etc.). Dans le domaine des arts plastiques et visuels, cette trace peut être produire en insolant, c’est-à-dire en exposant à la lumière solaire ou à celle d’une source lumineuse. Ce procédé est utilisé en photographie et en sérigraphie. Il ne s’agit pas de réitérer la performance d’Andy Glodsworthy, mais de la réinterpréter par exemple en utilisant toutes sortes de traces : végétales, animales, humaines. Depuis que le réchauffement climatique s’est accéléré, il est également possible d’imaginer de nouvelles performances, seul·e ou à plusieurs, avec ou sans eau.

Andy Goldsworthy, Allongé jusqu’à ce qu’il pleuve ou neige, attendu que le sol soit mouillé ou couvert de neige pour me lever, 1988. DR